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Mireille Mathieu - La bataille des Piaf !
Nous vous proposons de vous rappeler et revivre l`histoire de Mireille qu`elle raconte elle-même avec toute cette sincérité et simplicité qui sont propres à notre Mimi et qui nous la rendent encore plus chère.
(Deuxième partie !)
Vous trouverez ici des extraits de son livre « Oui, je crois » qui parlent justement de ses débuts !
***
Comme je chantais tout le temps, notre atelier devint le plus gai. Un jour, quand le patron entra, je m’arrêtai net. « Mais continuez, ma petite. Depuis que vous êtes là, ça va beaucoup plus vite !»
De temps en temps, il risquait la tête : « Eh bien, Mireille, ça ne va pas ? Vous ne chantez pas ce matin?»
Il était vraiment gentil. Je ne voulais pas faire de peine à Mme Jeanne et à M. Louis qui continuaient à m’offrir des bonbons, mais mon rêve était de passer dans l’atelier où l’on faisait les enveloppes. Le travail était payé un peu plus cher. Chacun manœuvrait sa propre machine qui coupait et pliait les enveloppes et mettait la colle. Mais il fallait faire attention car si on ne la bloquait pas au bon moment, elle pouvait vous arracher la main. Pas question d’en confier une à une gamine de moins de quinze ans. Mais comme je voulais gagner un peu plus, je me risquai à demander si je pouvais faire des heures supplémentaires.« Vous pourriez venir à 5 heures du matin? Oh oui, monsieur ! Mais ça vous obligerait à partir très tôt... il vous faudrait une bicyclette... » Le patron me proposa de me la fournir en me la retenant sur mon salaire. La retenue était très petite et, avec ma bicyclette, je pouvais partir tôt ou rentrer tard en cumulant les heures.
Mais dans les deux cas, c’était la nuit... et ma bicyclette, j’étais obligée de la rentrer et de la sortir de la cave si sombre de la Croix-des-Oiseaux. Je descendais avec un balai car j’avais une trouille terrible. Mais mon envie de travailler, et de rapporter 500 francs au lieu de 350, était encore plus forte. Maman se doutait bien que j’avais peur. Elle me disait : « Ne t’inquiète pas, ma chérie, je surveille ! »
L’année suivante, ce fut au tour de Matite d’avoir quatorze ans. Je demandai au patron s’il pouvait engager ma petite sœur. Et, du même coup, laissant ma place à Matite dans l’atelier de Mme Jeanne et de M. Louis, je passai enfin dans celui des machines. Chacune pouvait débiter sept mille enveloppes par jour. Je trouvais cela grisant, comme un jeu. Et si j’arrivais à en faire sortir davantage, en allant un peu plus vite ? Il me fallait seulement changer de répertoire et chanter TRENET plutôt que PIAF... ! Ma fierté de gagner de l’argent, de ne plus entendre maman dire aussi souvent « on ne peut pas encore acheter ça ce mois- ci » me faisait oublier certains moments désagréables, par exemple quand il y avait du mistral. Entre les bâtiments des H.L.M., il s’engouffrait avec une telle violence que ma bicyclette risquait de s’écraser contre le mur. Il n’y avait plus qu’à faire le chemin à pied en se cramponnant au guidon dans la nuit... Mais, désormais, Matite venant avec moi, la peur était coupée en deux ! A la fabrique, il y eut des fiançailles puis un mariage, et le patron offrit à boire et naturellement on me demanda de chanter. « Tu devrais bien te présenter au concours ! dit une copine. Elle gagnerait pour sûr ! dit une autre. Avec la voix qu’elle a ! » - Renchérit Mme Jeanne.Le concours, c’était On chante dans mon quartier, une initiative de la mairie d’Avignon pour animer la ville, une compétition d’amateurs qui mettait des refrains à tous les coins de rue.En quittant la fabrique, on passait devant le Palais de la Bière où se réunissait la jeunesse des environs. Quelquefois, on prenait un verre, juste au-dessous de l’affiche. Je me glissai au fond de la banquette car je n’étais pas hardie. Les copines avaient plus ou moins rendez-vous avec des copains. Pas moi. Le flirt ne m’intéressait pas. Et puis, j’étais tout à cette idée qui grandissait en secret dans ma tête au point de l’occuper toute : devenir chanteuse. Ça, au moins, c’était un beau métier ! On est en joie toute l’année. On fait plaisir à tout le monde. Pendant que vous chantez, « ils » oublient leurs soucis, leurs maladies. Je le voyais bien à la maison quand on écoutait Edith Piaf...Au fur et à mesure que s’approchait la date du concours, chaque quartier se passionnait pour celui ou celle qui défendait ses couleurs. Ainsi naquit l’idée. Poussée vigoureusement par Matite et les amis de la fabrique, je me décidai à en parler à maman. « J’y ai bien pensé, me dit-elle, mais je ne sais l’avis qu’aura ton père... » Papa, à la fois si gentil et si sévère. Nous n’avions toujours pas le droit de sortir le soir, et il n’était pas question de passer l’heure de notre rentrée, même de dix minutes... Le dimanche, où l’on avait bien le temps de se voir et de se parler, je mis la conversation sur le concours après avoir échangé un regard d’encouragement avec maman. « C’est superbe, ce concours, dit papa. Si je n’étais pas si vieux, tu vois, je m’inscrirais dans une catégorie... Laquelle? Celle des chanteurs comiques? » ironisa maman. Il la foudroya du regard : « Comique, moi ! Je concourrais dans la catégorie “ Opéra ”, oui ! Comme Mimi devrait concourir dans la catégo-rie “ Variétés ”. Elle n’y ferait pas mauvaise figure. »
L’idée venait de lui : c’était gagné ! Pas tout à fait. Il s’agissait de me préparer. Premier pas : accompagnée de maman, j’allai m’inscrire au premier étage de la mairie. « Quel genre ? demanda le préposé. Chanteuse réaliste ! Oh !... mais elle est bien petite ! Mais j’ai une grande voix, monsieur. »
C’était la première fois que je m’affirmais, moi, si timide. Maman me regarda avec une pointe d’étonnement. Et quand j’y pense, sans me l’avouer alors, c’est à ce moment qu’a dû naître ma volonté farouche de chanter professionnellement. Je sentais confusément que je ne pouvais finir ma vie derrière une machine à fabriquer des enveloppes ou à plier des cartons comme la pauvre Mme Jeanne. Le soir, je me retournai dans le lit.
« Tu ne dors pas ? s’étonna Matite.
- Non. Qu’en penses-tu? Si je devenais vraiment chan-teuse... Comme Piaf ou Maria Candido ? Ça changerait notre vie, pour sûr ! »
Je voyais maman peinant, avec son gros ventre... elle attendait le douzième.
- « Mais, surtout, n’en dis rien. Gardons ça pour nous. Je comprends. Pour le moment, c’est un jeu. »
II y eut, le lendemain, une discussion sur le choix de la chanson. Moi, j’aimais bien Mon légionnaire, mais maman s’y opposa fermement : « Ce n’est pas de ton âge ! » Le vote se fit à main levée avec une majorité pour Les Cloches de Lisbonne, une chanson que Maria Candido avait rendue célèbre. Je passai l’éliminatoire devant les organisateurs. Il y avait M. Raoul Colombe, l’adjoint au maire, président du C.C.A.A., c’est-à-dire le Comité de coordination des activités avignonnaises. Il était épaulé par son adjoint, Jean-Denis Longuet, ex-journaliste au Dauphiné libéré. Je remplissais bien les conditions, selon les statuts,
à savoir que j’avais quinze ans et je n’étais pas un travesti !
Le grand soir du mois de juin arriva. « Tu as le trac ? me demanda Matite en me donnant le coup de peigne. Un peu...Oui mais... ce n’est qu’un jeu... » Elle me regardait d’un air entendu, protégeant notre secret. Et voilà. Je suis sur le podium... comme à la salle des fêtes, à ceci près que, cette fois, je suis devant un vrai public, et non pas seulement des amis ; un public venu pour s’amuser à juger, à comparer, à se moquer. Les uns sont très attentifs parce que je suis leur championne, les autres sont turbulents. Je suis décidée à foncer, coûte que coûte. Et je hurle ma chanson. Et, à cette seconde, je me le jure, oui, quoi qu’il arrive, je serai chanteuse ! « Mon Dieu ! me dira maman plus tard, ce soir-là, j’ai eu peur que tu la casses, ta voix ! » Et je vais en demi-finale. Mes sœurs sont encore plus excitées que moi. Mes frères sont des inconditionnels avec le papet, la mamet, le second papet, la tante Irène, mon cousin, la tante Juliette... le pauvre oncle Raoul n’est déjà plus là avec sa bosse pour me porter bonheur. Il va me manquer ce talisman. Cette fois, Les Cloches de Lisbonne ne vont pas sonner mon triomphe. Sur le podium de Saint-Ruf, le quartier hors rem-parts, c’est une jolie blonde qui l’emporte!(Michelle Torr Ndr)
Ce n’est pas possible... pas possible...« Tu ne vas pas pleurer, ma petite, me dit gentiment M. Colombe. Tu es très jeune. Tu as le temps ! Prends celui de travailler ta voix et... à l’année prochaine ! » Seule Matite savait à quel point j’étais mortifiée. J’avais échoué... et, comme au certificat d’études, il fallait que je me représente. Mais à voir maman de nouveau à l’hôpital avec ses varices... la voir souffrir, la voir s’inquiéter du porte-monnaie, un an d’attente me paraissait insupportable. Je ne pensais plus qu’à réussir. « M. Colombe a raison, dit papa, il faut que tu travailles ta voix. Tu vas prendre des leçons. » Je m’inquiétai : « Au Conservatoire, où c’est gratuit ? Tu ne t’y plaisais pas... J’ai une autre idée. Marcel, le bougnat.Près du cimetière ? Lui-même. Il était ténor de l’opéra de Toulon quand tu n’étais pas encore née. » J’étais stupéfaite. Et il était devenu bougnat ? « Eh oui, quand sa voix est devenue moins brillante... il a fallu aller au charbon. N’oublie jamais ça, fillette, si un jour tu fais le métier ! » En fait, ce n’est pas avec lui que j’allais travailler, mais avec sa femme, Laure Collière. Il avait épousé la pianiste de l’opéra de Toulon qui était devenue la répétitrice de celui d’Avignon. Les leçons allaient occuper sa retraite.« Pour Mimi, dit-elle à papa, je ferai un prix d’amie. Six francs par leçon, est-ce que ça ira ?» Je tenais à les payer sur mon salaire de la fabrique. Je calculai vite, en brillante lauréate
du certificat d’études (sans mention et sur le fil du rasoir !), qu’à raison de deux leçons par mois, je débourserais 48 francs que je déduirais de mon argent de poche pour ne pas léser le petit budget remis à maman.« Ça va !» dis-je. Je me sentais fière. Heureuse aussi d’être soutenue par papa, tacitement. Il devait bien se douter que, de ce jour, j’en faisais plus qu’un jeu. Un pari sur l’avenir. Mais sans en rien dire, cachant tout ça dans mon cœur. Je me gardai même d’en parler dorénavant avec Matite. Parler, c’est toucher avec des mots, et quand vous touchez une fleur, elle fane. En ce sens, j’étais déjà artiste sans le savoir : j’en avais déjà les superstitions. Ma première leçon fut catastrophique. Mme Collière avait cru sans doute que je savais déjà le solfège. « Tu ne sais même pas tes notes ?- Non, madame. Ça ne t’empêche pas de chanter juste, heureusement ! Eh bien, on va commencer par des vocalises... »
Cela me convenait parfaitement. J’éprouvai une vraie joie à faire sortir mes notes. Trop même. Mme Collière dut me tempérer. « Révérence, parler, tu gueules trop, Mireille ! Module ! » C’était le plus difficile... Mais j’avais envie de foncer. Dans ma tête, j’avais la voix de Piaf qui vous emportait comme un torrent. Mme Collière, cherchant à me canaliser, au fond de moi, n’avait pas toute ma confiance. Bref, j’étais têtue... « Je ne suis pas sûre que tu aies raison de choisir L ’Hymne à l’amour, me disait-elle. Tu es trop jeune. »
J’essayais de ne pas trop le montrer, mais ça m’exaspérait. Trop jeune. Encore trop jeune. Quand cesserait-on de me prendre pour un bébé ? Ne payais-je pas mes cours moi-même avec mes sous ? Est-ce qu’un bébé a des sous ? « Enfin... tu verras bien... » dit Mme Collière. Et on continua de travailler L’Hymne à l’amour deux fois par semaine, rue desTeinturiers. Et j’essuyai mon deuxième échec. M Collière avait raison. On m’avait trouvée bien jeune sans doute pour interpréter L’Hymne à l’amour, je l’avais senti tout de suite. L’auditoire avait été gentil pour la mignonnette. J’avais été applaudie, mais je n’avais pas emballé. La finale me passa sous le nez. Je n’avais plus qu’à me moucher. Ce que je fis en avalant mes larmes. « Allons, allons, ce n’est pas si mal, tenta de me consoler papa. Tu en as laissé une bonne flopée derrière toi. Oui, mais il y en a une devant ! » Je me souviens très bien du regard surpris qu’il me lança. Jamais à l’école, même l’année du certificat, il m’avait entendue tenir ce langage. C’était nouveau cette détermination.
J’ajoutai : « Et ça, je ne le supporte pas ! - Tu vas continuer tes leçons ? - Oui, papa. » Il sourit. M. Colombe, qui venait gentiment vers moi pour me consoler, m’entendit dire fermement : « A l’année prochaine ! » Le lendemain, je retournai chez Mme Collière. « Ma caille, ça sort plus rond, maintenant, c’est plein, c’est sonore, encore trop... C’est si dur le métier de la chanson. Tant pis. Je veux ça. Ou rien. » Et on reprenait. J’y prenais goût aussi. C’était mon évasion. J’oubliais les soucis qui submergeaient la fabrique où l’atmosphère s’assombrissait de jour en jour. Sans parler de ceux de la maison. La troisième fois je me présentais encore avec une chanson de Piaf, mais dont la tonalité me convenait, cette fois, parfaitement, tout au moins le pensai-je. « Et qu’en dit Mme Collière ? Que ça devrait aller, cette fois.
Tant mieux, dit maman, et c’est ma chanson préférée, La Vie en rose ! » Je le savais. C’était aussi pour ça que je l’avais choisie. J’avais le trac. Un peu plus que la première fois. Je devais gagner. J’avais, cette fois, bien écouté Mme Collière. J’avais travaillé ma voix tous les soirs, sans complaisance, devant l’armoire à glace de la chambre des parents, imaginant l’image que je représenterais devant le public. Papa avait demandé à tante Irène de m’accompagner au Muguet de Paris pour me choisir une robe. C’était le magasin chic d’Avignon. Le fait même que papa entamait ses petites économies pour me l’offrir prouvait qu’il me faisait confiance. Maman veillait sur la petite Béatrice qui n’avait qu’un mois; tante Irène remplissait son office. Je lui dis que je voulais une petite robe noire toute simple. « Comme Piaf ?» me dit-elle. Je fis « oui ». Il y avait huit mois que Piaf était morte. Sa disparition avait secoué la France, et je me rendais compte à quel point pouvait être aimée une chanteuse populaire. On avait lu le journal à haute voix. On avait vu les photos des obsèques. On avait pleuré chez les Mathieu. Comme si elle avait été de la famille. Et moi, j’étais bouleversée de voir qu’on pouvait ainsi appartenir à tout le monde. Je ne pensais pas que je pourrais la remplacer. Elle reste unique. Papa lui-même avait dit : « C’est une perte irréparable... »
J’en étais sûre. Chanter ses chansons, quand elle était vivante, me paraissait déjà le meilleur hommage que je pouvais lui rendre. Et, maintenant qu’elle n’était plus, je m’en serais voulu de ne pas le faire. C’était perpétuer son souvenir. « Tu peux le faire... » dit la mamet, qui m’avait offert son dernier disque.
La petite robe, trouvée au rayon deuil, avait des manches en mousseline. Elle n’aurait jamais été mise par Piaf, mais c’était la plus sobre. Il fallait aussi acheter des chaussures, et je choisis les talons les plus hauts pour me grandir. « Je crois cette fois que tu as une vraie chance ! me dit M. Colombe après la demi-finale. La troisième, c’est la bonne ! » dit M. Longuet. La place était noire de monde. Et, tout de suite, j’éprouvai le prodigieux silence, l’écoute quasi religieuse... Quand il me prend dans ses bras Je vois la vie en rose...... et cette explosion, soudain, cette rafale d’applaudissements qui paraît vous soulever de terre... Jamais je n’avais éprouvé cela. « Mon Dieu ! mon Dieu ! faites que ça recommence ! » Je pleurais. Papa pleurait. Maman pleurait. La mamet pleurait. Matite pleurait. Toute la famille pleurait, sauf la petite Béatrice qui, dans ses langes, souriait aux anges, alors qu’elle avait pleuré toute la journée ! Le verdict tomba : cette fois, je remportai le Critérium III y eut des flashes de photographes. Il faut l’avouer : pendant une heure, et même plusieurs, je crus ma voie toute tracée. N’avais-je pas gagné le concours? N’avais-je pas ma photo à la une du Provençal, ce 29 juin 1964 ? La réalité était que le lendemain je me retrouvais sur mon Solex en route pour l’usine. « Qu’est-ce qu’on va faire ? demanda Matite sur la route du retour. Maintenant que je suis chanteuse... il n’y a pas à s’en faire ! Je vais gagner ma vie... »
Ce n’était pas si simple... M. Colombe me le fit comprendre. Il croyait que je pourrais faire carrière, et il venait d’expédier à Paris à une grande maison de disques la bande magnétique des chansons constituant mon petit répertoire. Mais la réponse ne viendrait sûrement pas du jour au lendemain. Cet automne 1964, qui me parut long comme un hiver, M.Colombe proposa de me faire faire quelques galas ici et là’ Papa accepta: «Cela va t’entretenir la voix... Il ne faut pas qu’elle rouille !» L’idée que ça puisse rouiller me remplissait de terreur. Au moins papa m’avait-il fait comprendre qu’une voix, ça s’entre-tient, ça se soigne, ça se bichonne. J’étais décidée à tout faire pour qu’elle ne rouille pas ! Mais, au premier étage de la mairie où je venais prendre des nouvelles chaque jour, on s’énervait. M. Colombe avait en vain téléphoné à Roger Lanzac pour obtenir mon passage à
Télé- Dimanche, l’émission la plus en vogue qui mettait en compétition des amateurs de la France entière.
« La petite Mathieu a passé avec succès notre concours régional ; elle pourrait maintenant affronter le national... Qu’est-ce qu’il a dit? Qu’ils sont débordés par les demandes des candidats. Qu’il n’y a pas de passage possible avant 1966... » M. Colombe retéléphona et, cette fois, c’est Roger Lanzac qui s’énerva : « Je vous dis rien avant 66 ! » Presque deux ans à attendre... une éternité, plate et vide comme la Durance quand elle est à sec. Le doute qui flottait imprécis devint clair, noir sur blanc, quand arriva la réponse de la firme de disques sollicitée. Malheureusement, elle était négative. « Qu’est-ce qu’elle dit, monsieur Colombe ? Qu’il leur faut un cas exceptionnel... » Cela voulait-il dire que, moi, j’étais banale? Je gardai la réflexion avec un pincement au cœur. « Il faut de la patience, ma petite Mimi, disait M. Colombe. En attendant tu vas chanter au Parc des expositions... » Je ressortais ma petite robe noire et mes talons hauts.J’arrivais avec mon maquillage dans mon cartable d’école, Mme Collière portait les partitions et se mettait au piano. Un jour de la fin février, au premier étage de la mairie où je passais selon une habitude bien établie, j’appris la grande nouvelle : « Mimi ! ça y est, c’est fait ! Tu montes à Paris !
Pour le Jeu de la Chance ! Dans Télé-Dimanche !- Quand ça? - Ton audition pour la sélection des chanteurs amateurs a lieu le 18 mars. Il faudra que tu prennes le train le 16. » Le train! Je n’avais jamais pris le train de ma vie. Seulement des cars pour la colonie de vacances. M. Colombe m’expliqua que la mairie me payait le billet. Je ne me voyais pas déjà en haut de l’affiche, comme Aznavour, mais il me semblait que ma vie se déployait en éventail... Papa monta dans le wagon pour me serrer encore fort, très fort : - « Et montre-leur à Paris comment on chante à Avignon ! » Ainsi, pour la première fois, j’étais seule, j’étais libre. Je n’avais pas dix-neuf ans. Le lendemain, c’était dimanche et, naturellement, je vou-lais aller à la messe. L’église la plus proche était Notre-Dame- des-Victoires. Près du chœur, je découvris une statue de ma favorite, sainte Rita. Il fallait que je garde de l’argent pour le taxi qui me conduirait au Théâtre... Mais il me semblait que j’avais bien assez pour un cierge. Je l’allumai avec ferveur. Tant pis : je ne goûterais pas à la brioche qu’on fait à Paris... A la maison, nous étions si habitués à Télé-Dimanche qu’il nous semblait que Roger Lanzac faisait partie de la famille. On disait : « Tiens, il est fatigué... » Ou, au contraire : « Ah !
il est très bien maintenant ! » On surveillait ses poches sous les yeux, sa voix, son costume, sa cravate. Aussi je me présente devant lui sans appréhension, lui disant tout naturellement : - « Bonjour, monsieur Roger ! Je suis Mireille Mathieu d’Avignon. » Il me répond : « Eh bien, dites donc, vous avez l’accent, vous ! »
Je le sais bien mais ça me défrise qu’on me le dise. Une grande vague de timidité m’envahit soudain. Une dame blonde, le visage avenant, me demande mes partitions. « Ah, Piaf ! » dit le pianiste d’un air entendu. La dame me place devant le micro. Comme il n’y a pas de public, La Vie en rose et L’Hymne à l’amour tombent dans le silence, qui m’impressionne. Une voix sort de je ne sais où: « Merci, mademoiselle. On vous écrira. » Je suis déconcertée. Le pianiste me redonne les partitions. J’ose demander à la dame blonde :
« Mais... on m’écrira où? Eh bien... à Avignon. Vous habitez bien toujours Avignon? Et ce sera quand ?» La dame a un grand geste d’ignorance. Quand ? Elle ne peut pas savoir. C’est qu’il y en a des candidats pour ce Jeu de la Chance... « On est plein jusqu’en 1966... » Ils ne m’ont pas aimée. C’est évident qu’ils ne m’ont pas aimée. S’ils m’avaient aimée, ils m’auraient gardée. Que s’est-il donc passé ? Au retour, ma valise me paraît bien plus lourde qu’à l’aller. Peut-être parce que j’ai le cœur très gros... c’est lui qui pèse. •
Papa me reçoit comme une héroïne. Maman est enchantée de la carte postale de la tour Eiffel que je rapporte. C’est ce que j’ai trouvé comme cadeau de plus abordable, à la mesure de mon petit argent de poche. Et je rends ses 500 francs à M. Colombe en lui disant : « Ça n’a pas marché. Je ne crois pas qu’on veuille de moi à Paris... » Je me sens craquer. Il a une bonne vue, M. Colombe. La larme au coin de l’œil, ça ne lui échappe pas. «Ecoute, Mireille... à Paris, ils sont fadas! Ils savent jamais où ils en sont. Ils vont se réveiller un jour... En attendant, garde tes 500 francs et garde ta voix pour des galas. Continue tes leçons : l’été approche.» La vie reprend, à la Croix-des-Oiseaux, comme avant. Pour ne pas me faire de peine, la famille ne parle plus de Paris. Et moi non plus. Et M. Colombe, lui, n’oublie pas la petite Mireille. Quand Enrico Macias s’annonce pour un gala au mois de juillet sous un chapiteau, au nom du comité des fêtes, il demande à l’organisateur s’il n’est pas possible de faire passer en première partie une petite protégée de la ville qui a gagné la compétition « On chante dans mon quartier ». On lui accorde bien volontiers. Je vais remettre ma petite robe noire et mes talons L’organisateur du gala accueille, venant de la salle, un grand monsieur, lui disant que c’est vraiment gentil d’être venu, et l’autre répondant que c’est normal, qu’il a promis qu’il viendrait... qu’il va saluer les artistes... et, tout à coup, son œil tombe sur moi. En deux enjambées, il me rejoint :
- « Alors, c’est vous, la petite demoiselle d’Avignon... Vous avez une voix. Mais vous avez besoin de la travailler. - Je sais, monsieur. - Et vous voulez devenir chanteuse ? - Je ne veux que ça! » Il me regarde en souriant et je dois lever la tête bien haut pour croiser son regard bleu. - « Bien. Je m'appelle Johnny Stark. On vous écrira. » (La première rencontre entre Mireille et J Stark. Ndr) Ça, je l’ai déjà entendu ! mais je le crois. Je suis même si bouleversée que j’en oublie de
regarder Enrico Macias. De retour à la maison, j’en parle à papa.-« Cest Johnny Stark, tu dis? - Oui. Johnny Stark. Ça doit être un Américain. Sûrement : il y ressemble. Et il t’a dit qu’il t’écrirait? Il n’y a plus qu’à attendre. » Chaque jour, je guette le facteur, attendant une lettre de New York qui n’arrive jamais. Pas plus que la lettre de Télé Dimanche. Le fil qui me relie à mes rêves est de nouveau cassé Et la réalité montre sa face, plutôt grimaçante. Le papet tombe malade. Très malade. Est-ce pour adoucir le chagrin de la mort du grand-père que M. Colombe m’annonce une nouvelle qui renoue le fil que je crois cassé. Il a alerté un imprésario de ses amis, Régis Durcourt, et par son intermédiaire arrive ce que je n’espère pas : une audition pour le Palmarès des chansons que fait Guy Lux. Il faut me présenter le samedi 20 novembre. A la maison, on connaît le générique du Palmarès des chansons. Elle me met à l’aise, Jacqueline Duforest. Elle est bien plantée, comme on dit chez nous. Elle a l’air gai avec une bouche gourmande. « Qu’est-ce que tu nous chantes, mon chou ? (Ça, c’est bien une expression de Paris !) L’Hymne à l’amour. » Elle a l’air surprise. Oui, je sais... Mme Collière ne serait pas contente que j’annonce
ça. « C’est une chanson encore trop forte pour toi ! » me dit-elle encore et toujours. Mais toujours et encore, je suis têtue. C’est vrai qu’elle ne m’a pas porté chance au Critérium d’Avignon, mais c’est toujours vrai que c’est pour moi la plus belle chanson de Piaf, d’abord parce qu’elle l’a écrite, ensuite parce que les paroles me bouleversent profondément. « C’est très bien, me dit Jacqueline Duforest. Vous passerez dans la séquence des “ Espoirs , vendredi prochain. Au revoir, mon petit chou ! » La rue d’Aboukir résonne de mes « la, la, la » quand le téléphone sonne. C’est M.Colombe. « Ah ! monsieur Colombe ! Ça y est ! je fais le Palmarès vendredi prochain. C’est formidable, non ? Dites à maman que je reprends le train demain matin. Non, tu restes ! Devine ce qui nous arrive ! Tu passes à Télé-Dimanche ! Oui ! à Télé-Dimanche ! L’émission de Marcillac ! » Je suis abasourdie, et lui, à l’autre bout du fil, tout excité : « A peine tu étais partie, arrive chez ta mère un télégramme te convoquant au Théâtre 102 ! Mais foutu comme l’as de pique, ce télégramme, adressé à Mlle Monique Mathieu à la Croix-des Ciseaux! Alors le temps que le facteur s’y retrouve... bref, Roger Lanzac t’attend pour le Jeu de la Chance... La Chance ! Quand ?
Tout de suite, je te dis ! A Télé-Dimanche, pour la répétition ! On sera tous devant le poste demain pour te voir !» Je prends mes partitions en vitesse. Pourvu que je trouve un taxi ! J’arrive en trombe au Théâtre et j’entends : « Roger ! Roger ! La voilà ! elle est là, la petite d’Avignon !» Un assistant, sans doute. Il avait l’air de me guetter Comme c’est gentil ! Mais alors, pourquoi Roger Lanzac est-il si furieux ? Les yeux lui sortent de ses valises. Il explose : « Qu’est-ce que c’est cette manière de courir deux lièvres à la fois ? Alors, je me suis aussi présentée au Palmarès ! Eh bien il n’en est pas question ! Il faut choisir ! » Comme je ne comprends pas, j’esquisse un : « Pourquoi? - Parce que ça ne se fait pas ! On ne passe pas dans deux émissions en même temps ! » Je suis ahurie. Il me semble que des chanteurs font toutes les émissions ! Ça n’a pas l’air de poser un problème ! Et puis, moi... c’est pas « en même temps », c’est à quelques jours d’intervalle ! Et puis... il est resté huit mois sans me donner de nouvelles, excepté celle que je ne pouvais pas passer avant 1966 ! Enfin, est-ce ma faute si les deux propositions tombent au même moment ! Ce doit être une question d’étoile ! Toutes ces raisons défilent dans ma tête, mais je reste bouche cousue, désemparée... La gentille dame blonde qui m’a reçue la première fois me dit: « Ne vous inquiétez pas ! La veille de l’émission, on est tous nerveux ! Alors, qui choisissez-vous ? Guy lux ou Lanzac J’aimerais bien les deux, moi ! » Elle sourit : « Ça... ce n’est pas possible ! Vous comprenez, mon petit chou (Ah ! tiens ! elle m’appelle comme Mme Jacqueline Duforest... c’est vraiment une expression parisienne, ça !)... ils sont un peu rivaux. Il faut choisir son camp. » Je réfléchis tandis que la dame s’impatiente. Le Palmarès, je passe une fois. Le Jeu de la Chance, c’est un peu comme On chante dans mon quartier ; si on vote pour moi, je reviens la semaine suivante. « J’ai choisi, lui dis-je. C’est vous. Eh bien, dit la dame, vous avez bien fait ! » Elle envoie un jeune assistant prévenir Roger Lanzac. Avant de partir le garçon dit, joyeux :
Ça va être marrant : la bataille des Piaf ! »
À suivre ...Le 21 novembre 1965 ... la rencontre entre Mireille Mathieu une toute nouvelle candidate inconnue des téléspectateurs français de seulement 19 ans et Georgette Lemaire 21 ans et 4 victoires au jeu de la chance à son actif et un contrat avec Philips la maison de disques sur le point d'être signé.
Source : le livre "Oui Je crois" unique biographie de Mireille Mathieu officielle et de plus très sérieuse. Auteurs : Mireille Mathieu et Jacqueline Cartier. Chez Robert Laffont.
Article par : Nadine et J-P relecture.
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